Existe-t-il des thés à découvrir, me demande-t-on souvent, des régions inconnues, des origines ignorées. Un chercheur de thé diffère d’un explorateur. On ne va pas d’un coup tomber, au milieu de la jungle, sur des manufactures de thé dont personne ne connaissait l’existence, ni une région du monde dans laquelle on n’avait pas l’idée que de délicieux thés puissent y être élaborés. Aujourd’hui, nous savons où le thé pousse. Un certain nombre de pays, de régions du monde produisent des thés parfaitement inconnus du grand public, mais pas forcément d’un chercheur de thé. Le thé est cultivé en Nouvelle-Zélande, au Cameroun, au Chili, par exemple. Il pousse aussi à Hawaï, aux Açores, et même en Bretagne ainsi que dans les Pyrénées. Le vrai travail du chercheur de thé ne consiste donc pas tant à découvrir une terre inconnue, qu’à suivre diverses plantations encore en phase d’apprentissage, des plantations si possible à fort potentiel, (ce qui signifie un sol, un climat parfait), à les aider, de façon à ce qu’un jour on puisse proposer, en provenance de ces nouveaux territoires, des thés délicieux.
Rwanda
Bientôt la rentrée !
Ici comme ailleurs, il est bientôt l’heure de la rentrée. Nous assurer que dans les plantations de thé, les enfants des villageois vont bien à l’école fait partie de notre travail. Il ne suffit pas de trouver des thés délicieux, encore faut-il que nous soyons fiers de la façon dont ils ont été manufacturés. En visite dans une plantation, au même titre que celle du dispensaire, une visite des salles de classe, une rencontre avec des élèves, des professeurs, s’impose.
En route pour le Rwanda
Que diriez-vous de vous promener en ma compagnie dans une plantation de thé du Rwanda ? Nous sommes à trois heures de voiture au nord de Kigali. Avant d’atteindre la plantation de Sorwathe, située sur le haut du plateau, nous parcourons d’abord et sur des kilomètres un magnifique fond de vallon couvert de théiers.
La route fait comme une longue cicatrice et dans la lumière du soir la terre ainsi balafrée épouse des teintes rouge sang.
Du bon sens
Un fermier qui fait pousser du thé peut avoir à lutter contre différents comportements : celui de certains insectes (araignées, moustiques…) qui endommagent les feuilles, la gourmandise des chenilles qui apprécient le goût des jeunes plants, la prolifération des champignons le long du tronc de l’arbuste. Mais des solutions existent sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à des produits phytosanitaires. Favoriser la présence d’oiseaux et autres prédateurs en conservant des haies boisées à proximité des théiers, par exemple. Autre facteur important : l’altitude. En effet, les nuisances se réduisent à peu de chose lorsque le temps est plus froid. Il faut donc là aussi respecter la nature et planter les théiers dans un environnement propice. De même que l’on ne construit pas une maison dans un marais, on évite de créer une plantation de thé en milieu trop humide, à basse altitude, sur un terrain plat et non drainé, cultivé de façon intensive et après avoir tout déraciné alentour. Faute de quoi il ne risque pas d’être bio. Simplement du bon sens.
Un éternel recommencement
Dans ma recherche de Grands Crus, je regarde ce que produisent les fermiers ou les plantations que je connais déjà, je recherche aussi de nouvelles fermes, parfois dans de nouvelles régions, parfois dans de nouveaux pays. La sélection des Grands Crus est un éternel recommencement. S’agissant de thés rares et exceptionnels, rien ne m’assure qu’un producteur réputé va être capable de refaire un thé aussi épatant que celui de l’année précédente. Il faut goûter les productions – à l’aveugle pour ne pas être influencé par le prestige d’une appellation ou par la sympathie d’un fermier. Et il faut de temps à autre faire son baluchon et partir à l’aventure. Le Rwanda, par exemple, peut produire de très bons thés, il compte au nombre des pays dans lesquels j’ai l’intention de retourner bientôt, le temps d’arpenter les différentes plantations.
Un métier riche en émotions
Bien sûr, j’éprouve des émotions. Je ne rentre jamais intact de mes voyages. Oui, mon métier au sens strict consiste à visiter des champs de thé, à parler avec des producteurs, à participer à des dégustations, à comprendre comment on fait le thé. Mais, dans la pratique, mon métier ne s’arrête pas là. Dans la pratique, il ne s’agit pas simplement de feuilles de thé, d’arbustes, de machines, de saveurs. Avant tout, le thé, ce sont des gens. Ce sont des hommes et des femmes. Ce sont des sourires, des étonnements, des joies, des peines, des rires, des peurs, des curiosités, des inquiétudes, des amusements, des désirs, des défis, des souffrances, des fiertés, des surprises, des espoirs, des rêves… Les hommes et les femmes que je rencontre, là-haut, dans la montagne, me livrent tout cela. Alors, le moindre paysage que je revois, m’émeut. Je repense au moment. Je me souviens des gens. Je me souviens de ce que j’ai compris de la vie en ces lieux. Je me souviens de mes émotions. Je voyage sans cuirasse. Un voyage est comme un naufrage et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne connaîtront jamais la mer, écrit Nicolas Bouvier, un auteur que j’affectionne. Alors il m’arrive de couler. De ne pas revenir comme j’étais parti, de n’être plus tout à fait le même au retour. Ou de ne plus vouloir revenir. De me perdre. La vie des gens me touche. Les émotions des autres me touchent. J’ai cette chance incroyable de rencontrer des gens différents de moi, différents à tout point de vue, d’un point de vue culturel, religieux, linguistique, ethnique. Différents, mais semblables en ce que nous sommes humains. Et, souvent, lorsque je redescends d’une montagne après y avoir passé plusieurs jours, j’ai besoin de me poser. De faire une halte avant de rejoindre la vallée, j’ai besoin de m’asseoir au bord de la route, au bord d’un champ, d’une rizière, avant de retrouver la ville, avant d’oublier, oublier pourquoi je quitte cet endroit que j’aimais déjà. Lorsque je redescends de mes montagnes, j’ai besoin de faire une pause, besoin de souffler, besoin que ça n’aille pas trop vite, besoin de rêver, besoin de pleurer, parfois, besoin d’avoir la conscience de ce que je quitte, de ne pas me presser, besoin simplement de respirer, d’emplir une dernière fois mes poumons d’air bleu, de vivre.
Visiter les écoles fait partie de mon travail
Une plantation de thé, une ferme qui produit du thé, c’est un univers à part entière. Partout où l’on cultive le thé, partout où on le manufacture, il y a à la fois un aspect agricole et un aspect humain. Le thé est à la croisée de ces chemins-là : le végétal et l’humain. Il est donc tout naturel, lorsque je rencontre des producteurs de thé, que je m’intéresse à tous les aspects de la vie de la ferme, à la qualité du thé, bien sûr, la qualité des plants, la qualité des sols et la façon dont on les respecte, la qualité de l’environnement, des forêts, des rivières, la qualité de l’habitat, la qualité des soins que l’on peut trouver si l’on se blesse, la qualité de toutes les préventions nécessaires et donc, bien sûr et avant tout, la qualité de l’éducation. Visiter une école fait partie de mon travail et je prends beaucoup de plaisir à discuter aussi bien avec les élèves qu’avec les professeurs. Pour rien au monde, je ne louperais ce moment, ni ne l’abrégerais.
Être disponible
Déguster des dizaines de thés comme je le fais tous les jours de l’année requiert une disponibilité de l’esprit importante. On ne peut pas comparer plusieurs thés, donner un point de vue sur la richesse aromatique d’une liqueur, si l’on est pressé, stressé, préoccupé, ou bien si l’on a tout simplement l’esprit ailleurs. Déguster nécessite d’analyser et cette analyse sensorielle demande beaucoup de présence. Lorsque je ne suis pas exactement dans l’état d’esprit qui convient, ce qui peut tous nous arriver, s’il y a du bruit autour de moi ou bien que je suis gêné par quoi que ce soit, si je suis tendu, si j’ai la moindre contrariété, je vais m’isoler. Et je prends alors tout le temps nécessaire pour contempler un beau paysage, comme celui-ci. Je le regarde aussi longtemps qu’il faut. Je reste concentré sur son spectacle. Je l’admire jusqu’à temps que je n’ai plus rien d’autre à l’esprit que lui, je m’y plonge au sens propre du terme et ce jusqu’à ce que je sois prêt, que je sois éloigné de toute distraction, que je sois libre, tout simplement disponible. Alors je peux me diriger vers mes sets et accueillir les arômes des thés que je déguste.
Cet exercice de concentration est un exercice très simple que je vous recommande avant une dégustation.
« Quelles sont les nouvelles ? »
Il y a une chose qu’aucun planteur ne m’empêchera jamais de faire, c’est de marcher, partir en ballade pour une ou deux heures, au moins, chaque jour. J’adore ça. Seul ou accompagné, peu m’importe, j’aime marcher, j’aime aller à la rencontre des gens, j’aime observer la lumière, le temps qui change, la beauté d’une floraison, la couleur d’un torchis, j’aime m’asseoir sur le pas d’une maison, échanger des sourires avec des gens dont je ne sais rien mais avec lesquels je suis lié, parce que nous vivons sur la même planète, bien sûr, et parce que le thé fait sans doute partie de leur vie à eux aussi. On apprend beaucoup en marchant : sur la façon dont vivent les gens, sur les méthodes de culture du thé, sur le climat, sur la géographie, et puis il y a ces couleurs, ces odeurs. Il y a des bêtes étranges, bien sûr, des serpents, parfois, dont on ignore tout, des insectes invraisemblables, des trucs qui font des bonds. Mais je suis bien. Je m’assoies sur un coin de rocher quand j’ai envie d’admirer quelque chose, quand c’est beau, tout simplement, et parce qu’il fait bon prendre son temps, se demander à quoi l’on sert sur notre petite planète, quel est le sens de la vie, le thé c’est la lenteur. Et puis le thé vous apprend le calme, il vous apprend à respirer, au propre comme au figuré, il vous apprend à arrêter de vous agiter sans plus savoir pourquoi vous courrez de droite à gauche, du matin jusqu’au soir.
Ici, à trois heures au nord de Kigali, sur les petits sentiers perdus dans la montagne, « bonjour » se dit d’une façon très jolie. Lorsque vous croisez quelqu’un il vous lance en levant ses bras, comme on ferait avec un ami que l’on aurait pas vu depuis longtemps, un joyeux « Amakuru ! ». Et son bonjour signifie, « Quelles sont les nouvelles ? ».
Des brisures trop exposées
Il arrive que l’on me fasse déguster de très bons thés avant de m’en préparer d’autres qui ne me disent rien qui vaille. Des thés brisés, par exemple. Je les goûte sans conviction et m’en détourne au plus vite. Si la lumière est bonne et si l’endroit me plaît, je m’amuse alors avec mon appareil-photo tandis que mon hôte termine sa dégustation. Je joue avec les réglages de mon EOS5D comme une façon d’ironiser sur la qualité des thés qui sont devant moi. Je les déforme par jeu, ces thés que je n’aime pas, je surexpose, comme ici, je tords la réalité, je cadre de travers, je me fiche bien de ces liqueurs trop noires, de ces brisures qui développent une astringence carabinée et sont dénuées de toute subtilité. Je préfère essayer de faire quelque chose de joli avec mon joujou sous l’œil intrigué de mon hôte qui aimerait bien que je goûte plus et photographie moins.